L’enfant qui souriait sur la photo

Je vais te parler de la douleur que je porte depuis le premier jour.

Une cicatrice invisible aux yeux des autres.

Je suis né au Vietnam, et j’ai été adopté à la naissance.

Pour beaucoup, cela représente une chance.

Pourtant, au fond de moi, cette sensation d’abandon n’a jamais disparu.

Elle se diffuse comme un poison lent qui contamine chacune des relations que je tente de construire.

Les albums de famille me renvoient à un malaise intense.

Je n’y vois pas un enfant heureux comme les autres peuvent le percevoir.

Je perçois un petit garçon arraché à sa terre natale, à ses racines et à son histoire.

Un bébé qui sourit sur la photo, mais qui porte déjà en lui, cette peur viscérale d’être à nouveau abandonné.

Je n’ai jamais pu dire « mes parents » sans apporter cette précision : « adoptifs ».

Cet adjectif apparemment anodin creuse un fossé entre mon histoire et celle des autres.

Je ne parle pas la langue de mes ancêtres.

Je ne connais pas les coutumes de mon pays d’origine.

J’ai grandi entre deux mondes, n’appartenant complètement à aucun.

Là où certains y voient un acte d’amour et de générosité, je ressens un arrachement profond.

Ce n’est pas un reproche fait envers mes parents adoptifs qui m’ont donné tout leur amour.

Les mots sont durs, je le sais.

Ils peuvent sembler injustes pour ceux qui ont fait de leur mieux.

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Mais ils reflètent une réalité que beaucoup d’enfants vivent en silence.

Une blessure originelle qui s’est manifestée dans toutes les sphères de ma vie.

Dans mes relations amoureuses, où j’étais prêt à tout pour ne pas être quitté.

Je me pliais en quatre pour satisfaire les désirs de l’autre.

J’acceptais l’inacceptable par peur de revivre cet abandon.

Mon corps avait oublié, mon cerveau se souvenait.

Dans le milieu professionnel, je cherchais constamment l’approbation.

Je travaillais plus que les autres en ne comptant pas mes heures.

Je voulais être irréprochable pour que l’on ne puisse pas me rejeter.

Dans mes amitiés, j’étais celui qui donnait sans compter.

Le pote qui était toujours disponible, même quand l’épuisement guettait.

Ma prise de conscience est venue d’une scène de film qui m’a bouleversé.

Harry Potter, déposé comme un colis, sur le pas de la porte de sa famille adoptive.

Cette image m’a transpercé comme une flèche.

Des années plus tard, mon père m’a révélé que j’avais assisté à une scène à l’orphelinat, où un parent était venu déposer son enfant comme on abandonne son animal à la S.

P.

A.

Sans se retourner, sans laisser de trace.

Un soir du 12 avril 2023, j’ai reçu un SMS qui a réveillé ce traumatisme avec une violence inouïe.

Mon corps a réagi comme si ma vie était menacée.

S’en est suivi deux années de reconstruction thérapeutique.

Les diverses lectures m’ont permis de comprendre les mécanismes de survie que j’avais mis en place.

Les séances de méditation ont reconnecté mon corps avec ses émotions.

Les visualisations ont conscientisé mes blessures.

Ce n’est pas la psychologie qui m’a aidé.

Les groupes de parole ont été mon premier soutien.

Ils m’ont donné l’occasion d’entendre d’autres personnes mettre des mots sur ce que je ressentais et de réaliser que je n’étais pas seul à porter ce fardeau.

La dépendance affective a longtemps été mon addiction.

Une drogue si puissante qu’elle me poussait à rechercher l’approbation des autres en permanence, quitte à sacrifier mon bien-être pour maintenir des relations toxiques.

La méditation m’a donné la capacité d’observer mes pensées, sans me laisser submerger par elles.

Il m’a fallu apprendre à rester ancré dans le présent, plutôt que de chercher à revivre sans cesse cet événement traumatique.

Pour cela, j’ai appris à distinguer les déclencheurs de ces réactions disproportionnées.

La pleine conscience est alors devenue mon outil quotidien.

À présent, je n’ai plus eu à refouler ce passé douloureux.

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Au contraire, je l’ai accepté comme faisant partie intégrante de mon histoire.

Je ne remets pas en question la légitimité de l’adoption, car elle reste une solution précieuse pour de nombreux enfants dans le monde.

Mon parcours unique est pourtant universel.

La blessure d’abandon peut parler à beaucoup de personnes, adoptées ou non.

Elle peut prendre différentes formes.

Une forme physique, comme dans mon cas.

Une forme émotionnelle, dans des familles où l’expression des sentiments était taboue.

Elle peut avoir des conséquences psychologiques, lorsque les besoins de l’enfant ont été ignorés.

Quelle que soit sa forme, la blessure d’abandon change notre façon d’être au monde.

Elle influence nos choix, nos relations et notre rapport à nous-mêmes.

La reconnaître est un premier pas vers la guérison.

Demain, je jetterai à nouveau un coup d’œil à ces photos.

Certes, j’y verrai toujours un enfant déraciné.

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Mais aussi un petit être en devenir.

Il m’aura fallu trente ans pour admettre que ça n’était pas une malédiction.

Cette blessure est devenue le berceau de ma sensibilité exacerbée et de mon hyperempathie.

Elle est aujourd’hui, la source de ma quête d’authenticité qui guidera mes futures relations.

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